Leticia Vier Machado** et Leandro de Lajonquière***
RÉSUMÉ
Les discours contemporains sur l’enfance sont traversés par la réflexion à propos de l’exercice de la parentalité. L’inquiétude des parents pour acquérir un savoir-faire avec cet enfant est traversée par le discours médical, selon lequel les enfants sont vulnérables à des épidémies qui apellent à une surveillance de la part des parents et les poussent à exiger l’entrée d’un tiers dans leur rapport aux enfants: parmi les plus récentes, l’épidémie d’autisme. Un souci excessif des signes cliniques d’une pathologie révèle paradoxalement un «ne pas vouloir savoir» de l’enfant dans son altérité. Cet essai théorique s’utilise de l’exemple de l’enfant autiste comme une métaphore représentative de l’enfant idéal, c’est-à-dire celui construit et nourri dans l’imaginaire parental. Cet enfant idéal ne fait pas appel à l’Autre et n’appelle pas les parents à l’exercice de la parentalité, dans la mesure où elle remet en cause le lieu de la transmission.
INTRODUCTION
Les discours contemporains sur l’enfance sont traversés par la réflexion à propos de l’exercice actuel de
la parentalité. Dans la quête de réponses sur comment développer cette fonction, nous, les professionnels du domaine psy, situés à la place de spécialistes porteurs d’une supposée connaissance de cet être étrange, familier et mystérieux être qu’est l’enfant, sommes appelés à répondre à des demandes pédagogiques, présentes dans les questions habituelles : « La technologie affecte ou pas le développement du bébé? Comment imposer des limites à mon enfant? »
Ces questions sont alimentées par le savoir anonyme des outils de l’internet. Le savoir universaliste du
«docteur Google», par exemple, fonctionnant comme Autre, répond à l’angoisse des parents, qui confrontés à la position d’ignorance à laquelle leurs bébés les convoquent, transfèrent le savoir à la machine, au lieu de le supposer – ce qui est essentiel pour la constitution subjective du bébé (Jerusalinsky, 2002). À la suite de cette robotisation de la parentalité, on crée des petits génies, qui «apprennent» de plus en plus et très tôt à chanter en anglais et à manipuler les gadgets les plus complexes, parmi d’autres démonstrations d’acquisitions sur le plan cognitif, reproduisant mécaniquement le même savoir anonyme qui leur a été transmis.
* Communication presented at the 8th European Congress on Child and Adolescent Psychopathology and XXX Congress of SEPYPNA, which under the title «Psychological development, psychopathology and human relations today: interaction between the biological and the social aspects» took place in Bilbao on April 26, 27 and 28, 2018.
1 Travail réalisé avec le soutien financier du Conseil National de Développement Cientifique et Technologique (CNPq).
** Psychologue, Doctorat en cours en Psychologie Scolaire et du Développement Humain à L’Institut de Psychologie de L’Universidade de São Paulo – (IPUSP), São Paulo – SP, Brésil. E-mail : leticiavier@usp.br
*** Professeur Titulaire première classe à l’Universidade de São Paulo (USP), Faculté de Sciences de L’Éducation ; Professeur au Département Sciences de l’éducation à l’Université Paris 8 Vincennes Saint-Denis et Directeur de recherches psychanalytiques dans l’éducation à l’École doctorale Pratiques et théories du sens. E-mail : ldelajon@usp.br
Les sites internet de psychologie prêt-à-porter alimentent une sorte de manuel d’instruction sur l’éducation des enfants. Mais quel enfant est elevé? Quel enfant est celui, inventé par les expertises et alimenté par la pédagogie de l’internet, qui en connait beaucoup, mais qui en sait très peu sur sa propre histoire? Nous pouvons supposer que c’est l’enfant idéal, imaginaire.
D’autre part, l’inquiétude des parents pour acquérir un savoir-faire avec cet enfant qui vient au monde inadverté est traversée par un autre discours : le discours médical, selon lequel les enfants (et avant eux, les bébés) sont vulnérables à toutes sortes d’épidémies. Certaines, telles que la rubéole et la rougeole sont les maladies vaccinables de l’enfance. D’autres apellent à une surveillance de la part des parents, posés dans un état d’alerte qui les poussent à exiger de plus en plus l’entrée d’un tiers – l’expert – dans leur rapport à leurs enfants: parmi les épidemies les plus récentes, l’épidémie d’autisme ou du moins une épidémie de diagnostics de l’autisme. Ainsi, un souci excessif des signes cliniques d’une pathologie révèle paradoxalement un «ne pas vouloir savoir» de l’enfant, dans son altérité absolue.
Effet des changements dans les manuels de diagnostic, mais aussi création d’un marché de la santé mentale en temps de néolibéralisme (Hochmann, 2010), l’autisme est devenu l’un des noms contemporains de l’enfance. Ici, il ne s’agit pas de discuter l’autisme en tant que cadre psychopathologique, mais de le prendre dans sa dimension signifiante: l’autisme (et sa popularisation) n’occuperait-il pas la place de l’idéal de l’enfance aujourd’hui?
En d’autres termes, l’enfant autiste n’est-il pas une métaphore représentative de l’enfant idéal, c’est-à-dire celui construit et nourri dans l’imaginaire parental? Cet enfant idéal qui ne fait pas appel à l’Autre et n’appelle donc pas les parents à l’exercice de la parentalité, dans la mesure où elle remet en cause le lieu de la transmission.
CE QUI A D’ÉTRANGER DANS L’ENFANCE ET L’ÉTRANGERITÉ DE L’AUTISTE
La rencontre avec l’altérité nous provoque un tourbillon d’émotions et de pensées. Regarder l’autre, percevoir l’autre, c’est se regarder soi-même: l’acceptation de l’autre est d’une autre qui m’est identique, perçu narcissistiquement par moi. Dans cet exercice, nous prenons l’autre comme miroir au lieu de le percevoir dans son état d’altérité – parler à un autre comme image de soi (comme une communication entre des sourds, puisque le message retourne vers celui qui l’énonce), ou même avec un autre spectaculaire.
L’autre comme mirroir, perçu comme un reflet narcissique de moi-même, apparaît dans l’exercice du rôle parental lorsque les parents prennent leurs enfants comme des extensions d’eux-mêmes, conçus pour accomplir ce qu’ils n’ont pas été en mesure d’accomplir pour leurs parents eux-mêmes. L’autre spectaculaire, à son tour, apparaît dans le personage autiste, qui par son alterité radicale, n’éxige pas la réflexion à propos de ma place dans le monde, puisque, venant d’un autre monde, ne menace pas mon stabilité. En tout cas, l’étrangeté et l’étrangerité sont toujours attribuées à l’autre, comme si l’autre ne nous interrogeait pas sur notre propre place dans le monde, sur notre propre étrangeté et notre étrangerité. L’enfance est, en quelque sorte, la rencontre avec cet étranger qui habite en nous, puisque nous renvoie à notre propre condition infantile (Lajonquière, 2010). Toutefois, si un enfant nous est présenté comme étranger, en tant que métaphore de l’enfant idéal, il occupe la place d’une étrangerité radicale, de laquelle nous devons garder la distance et de laquelle nous ne voulons rien savoir, et pour qui nous ne voulons pas être convoqués dans notre troublante condition d’enfant, déjà «oubliée». Le titre d’un oeuvre récent, « L’autisme: un monde troublé et sombre », écrit par Roy Grinker (2010), nous renvoie à cette alterité radicale – celle d’un sauvage ou d’un alien (Lajonquière, 2010) – par laquelle nous nous sommes intéressés dans la mesure où elle ne se présente pas comme une menace de
devenir familier.
Suivant un peu plus le cours de notre métaphore, l’autisme tel qu’il est décrit par Kanner, comporte un besoin de immuabilité (sameness), concept qui fait référence au besoin de l’autiste de vivre dans un monde statique, intolérant aux changements. Bien que la psychiatrie actuelle a traduit ce signe par « adhésion inflexible à des habitudes et des rituels non fonctionnelles » (Manual, 2014), en prenant la proposition initiale de Kanner, nous voyons que l’immuabilité est l’un des principaux moyens de défense de l’autiste contre l’angoisse.
En plus, l’immuabilité se caractérise par une sorte d’arrêt du temps: la réalité est effrayante, et pour la garder sous contrôle, on en perpétue une éternelle répétition du même. Ainsi, l’immuable nous protège de la rencontre avec l’inattendu auquel l’enfance nous appelle, pas seulement l’enfance de l’autre, mais celle qui nous renvoie à la rencontre avec la nôtre, car elle n’existe comme temps perdu. Ainsi, chez l’enfant immuable, nous n’avons pas la rencontre avec l’horreur de notre propre étrangerité.
AUTORITÉ ET L’EXERCICE DE LA TRANSMISSION
L’enfant réel, vécu, contrairement à l’enfant rêvé, convoque les parents à l’exercice de leur autorité parentale. Robert Lévy (2017) nous rappelle que l’autorité est un antipode du pouvoir: alors que le pouvoir s’impose, l’autorité est une fonction qui dépend de la reconnaissance de l’autre. Pour qu’il y ait d’autorité, un autre doit s’engager à s’y soumettre. Ainsi, l’enfant consent à se soumettre à l’autorité parentale pour se proteger de l’angoisse provoquée par le manque de limites, c’est-à- dire, par la possibilité d’une jouissance illimitée – et donc mortifère.
De ce point de vue, ce n’est pas l’exercice de l’autorité qui afflige les enfants, mais l’absence de limites que les parents interprètent à tort comme liberté. L’autorité exerce la fonction d’inscription de l’ordre symbolique, de même qu’une éducation inscrit l’enfant dans une affiliation symbolique. Celle-ci se constitue comme la marque nécessaire pour l’inscrire dans le registre familier, dans la mesure où l’enfant acquiert une place dans l’histoire qui le précède, mais, en quelque sorte, « prévu » par son arrivée sans pourtant l’assimiler au registre du spéculaire. La question qui nourrit l’exercice de l’autorité est: «comment limiter la jouissance?». Autrement dit, comment interdire l’accès de l’enfant à l’illimité et aux parents, et comment interdire l’accès des parents à l’enfant. Ainsi, pour que les parents représentent la loi, ils doivent eux-mêmes être soumis à la loi qu’ils véhiculent: l’exercice de l’autorité présuppose, par avance, la renonciation des parents à leur propre jouissance. De même, la rencontre avec l’enfant qui vient d’arriver au monde envoie les parents à leur propre castration – rencontre qui déterminera la possibilité d’exercer leur rôle parental, en soutenant la distance requise entre les générations, sans annuler l’enfant dans son altérité.
D’autre part, l’enfant autiste, à sa place métaphorique de l’enfant idéal, ne cherche pas l’accès aux parents, puisqu’il se situe en dehors du lien social et qui ne fait pas appel à un autre. Ainsi, dans sa brillante indépendance, il ne remet pas les parents à l’entreprise difficile de l’exercice de l’autorité, puisque aucune demande est formulé et ne nécessite donc pas de parents à s’y adresser ; ne les confronte pas à leur jouissance et ses limites – à la castration elle-même. L’enfant autiste, en tant que métaphore, soutient dramatiquement le narcissisme parental.
QUEL ENFANT IDÉAL?
L’autisme est-il aujourd’hui plus fréquent qu’il y a cinquante ans? Celui est un faux problème puisque, là où il y aurait une différence de quantité (aujourd’hui plus qu’hier), il y a une différence de nature (l’autisme d’hier et l’autisme d’aujourd’hui). Indépendamment de sa prévalence, comme un diagnostic de l’enfance, la caricature de l’autiste aujourd’hui nous renvoie à un idéal de l’enfance, devenant le modèle de l’enfant idéal.
L’enfant idéal, dans la condition d’idéal, est toujours ailleurs: inaccessible, inassimilable. Placé dans un lieu autre que celui-ci, on n’invite pas les parents à s’interroger sur leur propre place dans le monde, ni sur leur propre désir, puisque celui-ci n’est pas menacé par l’enfant réel. De plus, l’enfant idéal ne convoque pas les parents à l’exercice de la transmission d’une affiliation symbolique, c’est-à-dire qu’il maintient la place de l’anonymat du désir. Enfin, l’enfant idéal, générique, naturel et anonyme parce qu’il s’est exilé de l’histoire de l’humanité et de sa propre histoire, ne peut exister qu’en tant qu’image caricaturale. Ainsi, si la caricature de l’autisme, celle des protocoles et des questionnaires publiés dans les livrets de psychologie qui prolifèrent sur Internet, est celle de qui ne regarde pas (et donc n’invoque pas le regard de l’autre); qui n’exige pas (de telle manière que cela n’évoque pas la demande de l’autre); et qui ne fait pas de lien (et donc n’a pas besoin de la rénonce pulsionnel de l’autre), l’autisme, métaphore de l’enfant idéal, est aujourd’hui l’un des noms (im)propres et rêvés de l’enfance.
RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES
Grinker, R. (2010). Autismo: um mundo obscuro e conturbado. São Paulo: Larousse do Brasil.
Jerusalinsky, J. (2002). Enquanto o futuro não vem: a psicanálise na clínica interdisciplinar com bebês. Salvador, BA: Agalma.
Hochmann, J. (2010). L’autisme à l’heure du néoliberalisme: quelques réflexions. Enfances & Psy, 1(46), p. 15-29.
Lajonquière, L. de. (2010). Figuras do Infantil: A psicanálise na vida cotidiana com as crianças. Petrópolis, RJ: Vozes.
Lévy, R. (2017). O que é autoridade?. (Communication Verbale) 12º Colóquio Internacional do Laboratório de Estudos e Pesquisas Psicanalíticas e Educacionais sobre a Infância. São Paulo – SP, Brésil.
Manual diagnóstico e estatístico de transtornos mentais [recurso eletrônico]: DSM-5. 2014). 5ª ed. Porto Alegre: Artmed.
Cuadernos de Psiquiatría y Psicoterapia del Niño y del Adolescente, 2018;65 Especial Congreso Digital, 9-11
© Sociedad Española de Psiquiatría y Psicoterapia del niño y del adolescente. ISSN: 1575-5967